Chapitre 31
Pendant une trentaine de secondes, je serrai Bones dans mes bras, enivrée par ses baisers sur mes cheveux et ses caresses dans mon dos. Je ressentais un bonheur absolu. Puis j’entendis un gémissement assourdi, qui me parvint malgré les cris d’exultation des autres vampires. Un gémissement qui semblait jaillir de mes propres entrailles, ce qui était logique, d’une certaine manière.
— Maman.
Je traversai le hall comme une flèche en direction de l’arrière de la maison, comme si j’étais tirée par un élastique. Bones me suivit, mais il fut moins rapide que moi, pour une fois. Je tombai à genoux lorsque je la vis, étendue contre Denise, les mains de mon amie appuyées sur son ventre. À leur côté se trouvait un zombie, qui n’était désormais plus qu’un tas de terre, et ma mère était aussi immobile et pâle que la mort.
— Non ! m’exclamai-je malgré moi.
Puis j’agis sans réfléchir. Je pris l’un de mes couteaux, je me tranchai le poignet et je fis basculer sa tête en arrière pour la forcer à avaler mon sang. La lame était enfoncée jusqu’à l’os et le liquide rouge déborda de ses lèvres.
Elle eut un haut-le-cœur et avala un mince filet de sang ; des bulles sortaient de sa bouche. J’actionnai manuellement sa mâchoire pour la forcer à boire une autre gorgée. Denise pleurait et priait en même temps. Bones l’écarta pour se pencher au-dessus de ma mère. Il prit le couteau dont je m’étais servie et s’entailla lui aussi le poignet pour le placer sur sa bouche tout en me disant de commencer un massage cardiaque pour faire circuler le sang qu’il lui faisait boire.
Je lui obéis, aveuglée par les larmes, et j’exerçai des pressions sur sa poitrine. Son cœur avait cessé de battre au moment où Bones avait commencé à lui faire boire son sang. Inlassablement, je lui comprimais la poitrine tandis que Bones lui faisait du bouche-à-bouche.
— Cette chose est entrée dans la pièce, sanglota Denise, qui portait également la marque de plusieurs blessures, et elle lui a sauté dessus ! J’ai essayé de la détacher, mais elle était si forte… Allez, Justina, ne lâchez pas !
Denise avait crié si fort qu’il me fallut une seconde pour entendre le petit battement interne que je sentais sous mes mains. Je me rassis, les yeux noyés de larmes, en entendant ma mère tousser.
— Sale… animal… ne me… touchez pas, dit-elle à Bones d’une voix grinçante.
J’éclatai de rire, et Bones ricana en s’asseyant lui aussi. Il prit toutefois le temps de s’entailler la paume et de la plaquer contre la plaie de mon poignet.
— Bonjour, Justina. Décidément on ne se quitte plus.
Denise rit elle aussi, puis elle s’essuya les yeux et regarda autour d’elle.
— Où est Randy ? Il n’est pas avec vous ?
Mon sourire disparut. Je me rendis soudain compte que Randy n’était pas dans la pièce avec nous. Le spectacle de ma mère en train de se vider de son sang m’avait empêchée de le remarquer plus tôt. Je jetai un regard à Bones, qui fronça les sourcils et se leva.
— Qu’est-ce qu’il ferait avec nous ? demanda-t-il à Denise d’une voix sévère. Randy était censé rester ici.
Denise se redressa à son tour, le visage très pâle.
— Il voulait vous aider à chercher l’objet qu’utilisait Patra. Il a dit qu’il ne sortirait pas de la maison. Ça fait environ vingt minutes qu’il est parti…
Bones tourna-les talons et sortit de la pièce. Je m’approchai de Denise et lui pris les mains. Malgré tout le sang que j’avais perdu, les miennes étaient plus chaudes.
— Ne bouge pas, lui dis-je. On va le trouver.
Denise planta ses yeux noisette dans les miens, et la violence de son regard me fit reculer d’un pas.
— Pas question, dit-elle en m’écartant de son chemin.
Je la laissai passer, un peu assommée à présent que l’excitation de la bataille retombait. Ma mère s’assit et regarda le sang et sa chemise déchirée autour de son abdomen, là où elle avait été blessée.
— Maman, commençai-je.
— Ne t’en fais pas pour moi, m’interrompit-elle. Occupe-toi de Denise.
Je lui adressai un regard plein de gratitude et me frayai un chemin parmi les décombres de la maison d’un pas beaucoup moins leste qu’auparavant. Moins d’une minute plus tard, j’entendis le hurlement de Denise, fort et perçant. Je me mis alors à courir malgré les points qui dansaient devant mes yeux.
Bones était agenouillé sur le sol de la cuisine et tenait Denise dans ses bras. Il y avait un monticule à côté d’eux, rouge et sale…
— Oh mon Dieu, murmurai-je.
— Guéris-le, hurlait Denise en martelant de ses poings le dos de Bones. Guéris-le, guéris-le, GUERIS-LE !
Mais c’était impossible. Ma mère était encore en vie lorsque Bones et moi nous étions occupés d’elle, les propriétés régénératrices de notre sang avaient donc pu fonctionner. Le corps de Randy était en morceaux, dont certains étaient recouverts de terre, vestige du ou des zombies qui l’avaient déchiqueté.
— Il est mort, ma belle, dit Bones à Denise en détournant son visage des restes macabres de son mari. Je suis vraiment désolé.
Je doutais que Denise l’ait entendu. Elle continuait à hurler et à sangloter tout en le bourrant de coups de poing. Je m’approchai d’elle, dans une vaine tentative de la consoler, sachant pertinemment que rien de ce que je pourrais faire n’atténuerait jamais sa douleur.
Spade entra dans la cuisine, le visage fermé, et s’agenouilla à côté de nous.
— Crispin, je vais m’occuper de Denise. Il faut que tu mettes Cat et les autres en sécurité. On n’a pas beaucoup de temps.
Sans un mot, Bones hocha la tête. Avec douceur, Spade détacha Denise des bras de Bones et l’emmena hors de la cuisine.
Toutes les personnes encore en état de marcher couraient dans tous les sens et rassemblaient les morts et les vivants pour une retraite précipitée. Nous devions tous partir le plus loin possible avant que Patra arrive pour nous achever.
Bones me prit dans ses bras, et je ne me fatiguai même pas à protester. De toute façon, je n’étais pas sûre d’être capable de marcher. Alors qu’il zigzaguait entre les restes des meubles, je fus surprise de voir que l’une des télévisions fonctionnait encore.
— … trois… deux… un… bonne année ! annonça un présentateur célèbre, tandis que les cris des fêtards et les bruits des pétards résonnaient derrière lui, et que la foule entonnait la chanson d’usage.
J’avais du mal à croire que tant de choses étaient arrivées en deux petites heures.
Ma vision se troubla, peut-être à cause de tout le sang que j’avais perdu, et lorsque j’ouvris de nouveau les yeux, nous étions sur la pelouse. Entre la neige étrangement colorée et les monticules de terre se trouvaient des corps. Ceux qui avaient été des vampires et des goules n’étaient désormais plus que des dépouilles fripées. Je ressentis une grande joie en apercevant Tate non loin de moi, et je priai que Juan et Dave s’en soient également sortis.
Ian s’agenouilla ; ses cheveux noisette le rendaient facilement reconnaissable même de dos. Ses épaules tremblaient.
Bones me posa et se dirigea d’un pas rapide vers lui. Mencheres le prit par les épaules, le visage fermé.
— Combien ? demanda Bones d’une voix rauque.
Mencheres promena son regard sur plusieurs tas de membres flétris.
— On ne sait pas encore.
Bones s’agenouilla à côté de Ian.
— Ian, mon vieux, il faut les prendre et nous en aller. Ils n’auraient pas envie qu’on reste assis là à côté de leurs cadavres et qu’on se fasse massacrer faute d’avoir eu la force de partir. Patra nous a déjà pris trop de choses ce soir. On ne lui laissera plus rien.
À travers un brouillard de plus en plus opaque, je vis les trois vampires commencer à ramasser les restes de leurs amis décédés.